L’art-thérapie pour soigner des blessures profondes

Par Isabelle Millaire

 

Lors de ma visite de la Maison Olga, l’une des trois maisons de La rue des Femmes, une chose m’a intriguée: l’omniprésence de l’art. Sous plusieurs formes et, surtout, l’art-thérapie.

L’art-thérapie comme «traitement» pour aider des femmes meurtries à se remettre doucement sur leurs pieds. Dans mes lointains cours d’histoire de l’art du Cégep, ma prof nous avait dit que l’art, de tous les temps, était ce qui rendait l’être humain unique. Que c’était ce qui le différenciait finalement des animaux. Et voilà que des années plus tard, je comprenais enfin concrètement comment l’art pouvait agir sur l’humain.

Au-delà du simple concept de «l’art fait du bien», il y a l’art qui permet une reconnexion à soi. Aux autres. L’art comme partie prenante d’un cheminement vers la guérison.

L’art-thérapie, c’est quoi?

J’ai eu la chance de m’entretenir avec Jasmine Dessureault, art-thérapeute depuis 8 ans à La rue des Femmes. D’emblée, quand je la questionne sur son travail à LRDF, elle me dit: «Je suis une thérapeute, je ne suis pas une artiste qui initie du travail en art. Je suis une thérapeute qui utilise l’art pour aider des femmes en souffrance qui viennent de façon volontaire dans ces rencontres, pour vivre à travers une thérapie la connaissance d’elle-même et le soulagement qu’apporte une thérapie.»

L’art sert à s’exprimer, mais pas comme on l’entend généralement quand on dit qu’on se révèle par ses œuvres. Non. Jasmine ne demande pas aux femmes qu’elles voient en art-thérapie d’être des artistes. Il n’est pas question ici de performance artistique (ce qui exclurait pas mal de monde!) L’art-thérapie est pour tous.

À La rue des Femmes, l’art-thérapie permet, entre autres, aux résidentes et aux bénéficiaires de parler d’elles «en images». De se représenter, de s’identifier par le biais d’une image de magazine, par exemple. Petite mise en garde de Jasmine ici : «Il faut éviter d’utiliser des revues de cuisine, de recettes pour cet exercice car les femmes risquent de se perdre dans la lecture d’une recette ou de se laisser influencer par leur estomac! Un magazine comme le National Geographic est davantage indiqué.»

Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, faites l’exercice à la maison: tentez de mettre des mots sur comment vous vous sentez exactement en ce moment précis. Pas toujours simple de décoder avec justesse notre «ressenti»; comment, par exemple, définir précisément en mots notre petit down du jeudi soir?

Feuilletez ensuite une revue et soyez attentif: une photo ou une illustration finira par vous interpeller plus qu’une autre. Si vous étiez en séance avec Jasmine, votre choix serait un des sujets de conversation. Mais votre non-choix, à supposer que vous n’ayez pas été capable de choisir une photo qui vous «parle», serait tout aussi intéressant pour Jasmine.

 

Art-thérapie - Lebon Trait d'union

 

«En art-thérapie, l’important, c’est également ce qui n’est pas là. L’absence peut être très significative. Une feuille blanche est tout aussi précieuse qu’une feuille qui déborde de couleur.»

En écoutant Jasmine parler avec passion de son métier, je réalise en effet que tout est significatif dans une rencontre d’art-thérapie: l’attitude de la femme, ce qu’elle dit, ne dit pas, le fait qu’elle s’absente, arrive en retard…

Dans ses rencontres, Jasmine propose des exercices aux femmes nécessitant l’utilisation de certains « accessoires »; des outils que la femme est appelée à choisir parmi un ensemble mis à sa disposition. Là aussi, les choix qu’elle fait sont révélateurs d’un état d’esprit, de « l’être » de la participante à ce moment. Ainsi, si la femme choisit un crayon de bois, ça peut être synonyme d’un désir, d’un besoin de se sentir en contrôle. À l’inverse, choisir le pinceau et la peinture peut être signe d’un certain lâcher prise, d’une capacité de faire face à un peu plus d’inconnu dans sa vie… Même chose pour le choix de la grandeur d’une feuille.

Petite: peut-être que la femme a peu à dire. Se sent minuscule dans la vie. Ou peut-être veut-elle plutôt aller à l’essentiel, concentrer son « discours », son attention?

Grande: La femme a beaucoup à dire, à exprimer, veut prendre de la place? Ou alors, elle veut dessiner quelque chose de petit pour montrer l’immensité qui l’entoure?

Plusieurs compréhensions, interprétations sont possibles et le rôle de Jasmine, c’est d’être à l’écoute. De questionner. De faire comprendre, mais pas dans le sens où c’est elle qui va offrir une interprétation à la participante. Non, son rôle est plutôt d’aider la femme devant elle à réfléchir sur ce qu’elle fait. Mais sans jamais orienter les réponses. L’art-thérapie est un travail qui demande une ouverture à l’autre, une écoute et un doigté particulier : il faut parfois pousser la femme avec des questionnements pointus, mais la ligne est mince. «Il faut toujours prendre garde de ne pas trop la brusquer et qu’elle se ferme.»  

L’art-thérapie permet une connexion à soi et à l’autre surtout parce qu’une relation de confiance se crée avec l’art-thérapeute.

 

Art-thérapie - Lebon Trait d'union

 

L’art comme source de prise de conscience

En écoutant Jasmine me raconter comment La rue des Femmes est arrivée dans sa vie, je pense immédiatement à ma mère qui me dit souvent, lorsque je m’émerveille devant les heureux hasards de l’existence: «C’est parce que c’était pour toi!» J’aurais pu dire cette phrase à Jasmine quand elle m’explique que, indécise de s’inscrire à la maîtrise en art-thérapie, elle voulait rencontrer une art-thérapeute pour se faire une idée plus juste de ce métier. «J’ai envoyé une lettre à plusieurs organismes et une dirigeante de La rue des Femmes m’a contactée. Lors de notre rencontre, elle m’a carrément offert de m’occuper du studio d’art; la personne en charge prenait sa retraite. J’ai accepté le poste et je me suis inscrite à la maîtrise.» Jasmine a donc travaillé 4 ans comme responsable du studio d’art et y a fait ses 2 stages. «Je pratique maintenant depuis 3 ans comme art-thérapeute.», me précise-t-elle

Le studio d’art de La rue des Femmes était un «studio libre». Cette liberté créatrice répondait assurément «au besoin de couleur des femmes. Jouer avec les couleurs fait du bien, apaise, amuse même. Fait sortir de sa tête un peu. Il y avait aussi la socialisation qui était importante dans ces studios libres.» me dit Jasmine, mais elle ajoute immédiatement: «Mais moi, j’étais convaincue qu’on pouvait les amener plus loin.»

Elle a donc mis en place des ateliers individuels d’art-thérapie. Des ateliers dans lesquels «la thérapie est à égalité avec l’art». Pour faire connaître ses ateliers -à noter que c’était avant la pandémie-, Jasmine se promène dans la Maison Olga. Elle va dans la grande salle du centre de jour où les repas sont servis. Elle croise des femmes. En invite quelques-unes à suivre ses ateliers, leur mentionnant qu’elles peuvent arrêter à tout moment si cela ne leur convient pas. Elle se présente à d’autres qui ne l’ont pas nécessairement encore vue dans la salle d’art. Petit à petit, ce sont les femmes qui parlent entre elles des ateliers de Jasmine. Sa clientèle s’agrandit.  

L’arrivée de la pandémie a certes forcé Jasmine à revoir ses façons de faire, mais des rencontres virtuelles ont été mises en place pour les femmes pouvant avoir accès à un ordinateur. Pas question de freiner le processus vers la guérison des femmes!

 

Art-thérapie - Lebon Trait d'union

 

Mon précieux 

Pendant ma visite, j’ai vu plusieurs toiles issues d’ateliers d’arts visuels sur les murs. Parfois abstraites, parfois figuratives, elles ont toutes en commun de nous émouvoir. Savoir que ces œuvres ont été peintes par des femmes en grande souffrance est troublant.

Dans la classe même où les ateliers d’art-thérapie se donnent, une grande toile orne un des murs près de la porte d’entrée. Elle est magnifique. Je fais signe à mon homme, qui est là pour filmer une visite virtuelle pour l’événement portes ouvertes de LRDF, de venir la capter sur image. Louise, coordonnatrice à l’intervention à la Maison Olga qui est là pendant notre visite,  intervient immédiatement, calme, mais ferme: «Tu ne peux pas filmer ou photographier cette œuvre: la femme qui l’a peinte ne veut pas. Elle a accepté qu’on la mette ici parce qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui passe; seulement les femmes qui font les ateliers. Elle ne voudrait pas que sa toile soit vue ailleurs.»

Je m’étonne. L’œuvre est pourtant belle. Mais la beauté ici n’a rien à voir. Pas plus que la fierté. La femme qui l’a peinte est fière de son œuvre. Son œuvre. Toute l’importance est dans ce déterminant possessif.

Pourquoi l’art?

Pour moi, l’un des buts quand on crée, c’est de rendre notre œuvre publique. Faire voir son travail artistique, faire entendre sa voix. Pourquoi donc cette femme refuse-t-elle de montrer, d’exposer sa création au plus grand nombre? Louise m’éclaire à ce sujet: «Elle a peur de perdre encore quelque chose qui est à elle. Qu’on lui vole sa toile. Si son tableau se retrouve ailleurs, elle va avoir l’impression que quelqu’un essaie de faire de l’argent sur son dos.»

Je reste sans mot. Ce qui, pour moi, serait synonyme de grande fierté est pour son auteure un trésor à garder précieusement pour soi. Enfin quelque chose qui lui appartient. À elle seule.

Une tristesse infinie m’envahit à l’idée des blessures qui ont dû mener à cette crainte de se faire déposséder de la sorte.

 

Art-thérapie - Lebon Trait d'union

 

L’art omniprésent à La rue des Femmes

La musique

Dans le centre de jour de la maison Olga, il y a un piano. Il est là, accessible à qui veut y poser les doigts. Pendant ma visite, une douce musique est tout à coup parvenue à mes oreilles. Je me suis retournée et j’ai vu une femme courbée au-dessus des touches, le capuchon de son coton ouaté sur la tête.

Ce piano en «libre accès» est comme une ode à la beauté, à l’émotion. Il représente bien l’importance qui est accordée ici au bien-être. La rue des Femmes, ça va bien au-delà de ce qui est nécessaire à la survie des résidentes et des bénéficiaires. 

Le chant

Avant la pandémie, il y avait une chorale à La rue des Femmes. Pour avoir une amie chanteuse, je sais à quel point le chant est libérateur. Chanter pour dire. Ressentir. Il arrive d’ailleurs fréquemment que des femmes pleurent en chantant.

«Ce n’est pas important que ce ne soit pas notre histoire qu’on chante. C’est la voix… Le même muscle est sollicité; le corps dit quelque chose, s’exprime, même sans les mots de notre histoire personnelle.», enchaîne Louise.

Et pour chanter, il faut respirer. Être attentive à sa respiration. L’allonger. Pour tenir le rythme, la note. Chanter pour respirer mieux. Profondément. Chanter pour relaxer. S’apaiser.

La chorale est également un lieu de socialisation, «mais en même temps, tu restes dans ta bulle. C’est une belle façon de recommencer à être avec les autres sans que ce soit trop confrontant pour certaines femmes. Oui, tu es avec d’autres femmes, mais avec une certaine distance.», mentionne Louise.

La chorale est donc un petit pas feutré vers soi et vers les autres. C’est réapprendre à faire partie d’un tout. D’une petite communauté. C’est le groupe qui chante. Et c’est parce que toutes les voix des femmes s’unissent que c’est si beau.

L’art pour la santé relationnelle des femmes

La rue des Femmes, c’est un endroit unique où la santé des femmes est vue dans sa globalité. Répondre aux besoins de base, bien sûr, mais pas que. L’être humain est un tout, une fois sa sécurité assurée, il peut se découvrir des intérêts, des habiletés. Il peut se découvrir. Se connecter à soi et aux autres.

Que ce soit par le biais du chant, de la musique ou de l’art-thérapie, les femmes entrent en relation d’abord avec elle, puis avec les autres. Avec les autres femmes qui suivent le même atelier et avec la femme qui donne l’atelier. Des liens se tissent doucement, mais sûrement.


Si vous avez envie d’en apprendre un peu plus sur l’art-thérapie, voici les ressources que Jasmine vous suggère de consulter :

-Art-thérapie : mettre des mots sur les maux et des couleurs sur les douleurs de Johanne Hamel et Jocelyne Labrèche

-La voie de l'imaginaire: le processus en art-thérapie par Alexandra Duchastel

-Le site de l’association des arts-thérapeutes du Québec : AATQ

mai 26, 2021 — Isabelle Millaire

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