Moi, fille (adoptive) des îles

Par Hélène Lebon

La mer, cette obsession m’avait reprise. Je l’avais vue depuis la Tunisie natale de mamie, miroir au ciel bleu turquoise qui m’avait étonnée, mais si bien dépeint par le tableau dont j’avais hérité. Je l’avais vue de la Provence en février, à Saint-Malo en novembre, mais ça date un peu et plus rien depuis. Ça faisait longtemps, longtemps à en crever comme si l’air marin, l’horizon des possibles, l’héritage familial réclamait son dû. Mais cette fois, il fallait aller plus loin, frapper plus fort, upper la game comme on dit ici. Voir la mer depuis le continent ne suffisait plus. 

Chapitre 1: 

Larguer les amarres

De Pointe-aux-Trembles à Pointe-Saint-Claire, mon île était devenue trop continentale. J’y étais venue pleine de rêves il y a près de 15 ans et entre mes séjours à l’étranger, les courts retours dans ma France natale et au gré des visas, j’y avais fait ma place. Je l’avais aimé, profondément aimé, aimé jusqu’à m’y échouer. Mais même la baleine était morte et l’île s’était cousue aux rives, cicatrice désolée d’un fleuve pourri qui ne m’étourdissait plus. Chaque saison était pareille à la précédente, la glace, la sueur, les vagues, les mouettes, tout était stagnant. Il avait fallu la mer pour que je m’échappe. La voix à l’intérieur, partie d’un caprice « Je veux voir la mer», était devenu un cri de tripe, un cri d’en dedans, un cri à la langue bien pendue. 

J’avais commencé sans trop y penser, à faire du tri, la kondomania à grand renfort, moi aussi me délester, moi aussi et je m’amusais mentalement à trier ce que j’emporterais si je partais. Je voulais une île, une petite cabine, un chalet, n’importe quoi, quelque chose en hauteur, quelque chose d’où je pourrais voir la mer. Quelque part d’où je pourrais aller à la mer. 

Quelques mois plus tard et une poignée de jours en plus, le petit camion de location partait pour l’Île-du-Prince-Édouard.

 

Moi, fille (adoptive) des îles - Lebon Trait d'union

 

Chapitre 2: 

Mignonne où étais-tu quand l’ivresse des flots emporta ton cœur? 

Il faut parfois un lopin de terre sorti de la mer, un territoire modeste et dont on perçoit la finitude pour ouvrir ses horizons. Sur mon île, que je n’adopte du pronom que parce que j’y ai coacheté une maison, j’ai eu l’impression de voir ailleurs, de transcender une vie pour en découvrir une autre. Je m’étais dit que changer de rivages changerait bien des choses. 

J’ai choisi la mer comme on choisit un psychotrope pour contrer la folie. Aujourd’hui je le sais, je suis enfermée dans des peurs, dans un ennui profond, je suis enfermée dans un monde à moi alors il faut que je me dilue un peu. Croiser les flots, rentrer dans le rang, ne pas déborder. « Le débordement n’est pas féminin » a dit le professeur d’une conférence que j’écoutais, distraite. Quel con. J’entends bien débordée, marée haute, marée basse. 

J’ai longtemps aimé la mer et haïs les vacanciers qui s’y étalent à qui mieux mieux, des sardines à plages, des phoques indolents, des emmerdeurs. Évidemment je crois que j’aurais voulu être de ceux-là quand même. C’est mon côté Béranger qui ne sait pas être Rhinocéros. Moi c’était les phoques. Lui la guerre, moi la lassitude. Il est des combats qu’on ne choisit pas. Mais moi, j’ai longtemps aimé la mer, car j’ai aimé en bord de mer. Profondément, plongée dans ce bleu indigo, le soleil sur sa peau, à l’ombre des mimosas l’hiver et des palmiers l’été. J’aurais voulu vivre en paréo et m’étendre sur les grains. Mais je n’en ai qu’un, et il prend toute la place. Folie. De cette époque, il ne me reste qu’un amour, celui de la mer. 

Chapitre 3: 

Appelez-moi « CFA »

Je suis arrivée dans cette société exclusive qui appelle les autres des CFA, Come From Away, « ceux qui viennent d’ailleurs ».  L’accueil pour celles et ceux qui ne font qu’une escale est extraordinaire, celui pour celles et ceux qui s’y établissent est plus mitigé. Mais moi, ça ne me gêne pas. Je ne suis pas d’ici, je suis ici. C’est très différent. Rester étrangère me réjouit profondément. Ça me confère le statut libre d’être qui je veux, la paix d’être étrange. Peu importe, je m’émancipe tout le temps et c’est très réjouissant. Oui voilà, je ne suis pas émancipée, je suis émancipable et je m’y emploie où que je sois. Et puis je comprends le souci insulaire de l’isolement : voulez-vous vraiment être pris avec ceux qui partagent ce petit périmètre et que vous n’avez pas choisis? 

Car sur une île plus qu’ailleurs, on oublie que si alors tout est coupé du monde, il ne restera qu’à se bien tenir ensemble et s’auto-suffire. Mais pourra-t-on compter les uns sur les autres? COVID oblige, le pont fermé, les porteurs du virus venus d’ailleurs ont mis la frousse et la méfiance même chez les plus gentils îliens. 

Presqu’un an d’efforts qui portent leurs fruits, le climat est parfois tendu. Cette île pourtant, vit plutôt normalement. Et comme bien des îles en pandémie, l'enfermement volontaire est gage de liberté, de mouvement. Libre oui, mais circonscrite, voilà donc la vie dans mon île. Je ne peux m’échapper, mais je n’ai pas besoin de me confiner. Je vis dans un paradoxe.

 

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Chapitre 4: 

J’habite une carte postale.

Ma vie me semble chaotique. J’entends des bouts de confidences qui me concernent, je ne suis pas sûre de tout comprendre, mais ce que je saisis et ne saisis pas, me paralyse un peu. Un jour, que j’espère pas trop lointain, cet interstice de sentiments écrasés, de petit cœur au bord de l’éclatement sera atténué. Il me faut compter sur moi. Réinventer, réorganiser, revivre. Quoi qu’il en soit, ce soir de bord de mer est douloureux, ma tête est une tempête atlantique.

J’habite une carte postale. Je ne serai pas là assez longtemps pour envoyer plus qu’une carte. La vie est si éphémère, si imprévisible... Je n’ai personne à qui parler. Je n’ai que moi. Je me raconte des histoires, j’habite un plan qui tombe à l’eau et je vois bien que je bois la tasse. Sortir de là. M’en sortir. Arrêtez de remettre à plus tard l’ordre qu’il faut que je mette dans mes affaires, dans mes papiers. À nouveau cette urgence absolue, s’assurer des laisser-passer, parer à l’ « au cas où », parer au décollage.

J’habite un lieu qui me ressemble un peu, isolé et unique, avec des bords qui s’effritent, un lieu qui finira par disparaître sans laisser de trace, peut-être juste quelques remous vite oubliés. J’habite sous un ciel rose insolent qui n’attend que l’aube pour se la péter avec force et ambition. J’habite une carte postale, celle du territoire qui m’abrite. 

Chapitre 5: 

Laboratoire et cas d’étude

J’ai lu cette phrase qui s’est imprimée en moi :  « Je vis sur une île non pas pour fuir les autres mais pour les contempler et assouvir ainsi la passion que j’ai pour eux. » dans Le parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani. Dans ces quelques mots, j’ai senti, cristallisée, l’insularité que je porte en moi. 

Je suis venue ici pour la mer. Enfin, c’est ce que je croyais. Je crois maintenant que je suis venue ici pour l’île. Je suis immigrante, petite-fille d’immigrants, je suis une enfant sans racine mais avec deux belles ailes. Je suis un territoire inondé. J’habite un passé qui n’est pas à moi mais d’où j’ai surgi, je suis une île dans ma famille. J’ai changé d’échelle, ici personne ne peut échapper à ma curiosité, laborantine littéraire. 

Je suis venue sur une île pour faire le tour de la question et pour écrire. Je suis venue sur l’île pour n’avoir d’autre choix que celui de me confronter, de me rencontrer, car sinon, c’est la mer. Je suis sur une île, dans une île, je suis un iceberg qui a fondu. C’est sans doute pour ramasser mes morceaux que je suis venue ici. Sur les côtes rouges, me reprendre, me ressaisir. M’arrêter pour mieux repartir. Aller sur une île, c’est aller mourir pour renaître. Quitter le monde, se remettre en gestation dans un ventre entouré de mer, et éventuellement revenir aux continents à parcourir. Sinon, au moins, je crois qu’on peut crever tranquille. 

Quand j’aurai trouvé à l’intérieur de moi ce que je cherche, débarrassée des superflus angoissants et des étiquettes du monde, de mes peurs et de mes frustrations, je serai propre et fraîche. Je reprendrai la route. Je changerai peut-être de job, mais certainement pas de métier.

 

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Chapitre 6: 

Mer intérieure 

Je crois que la Terre, c’est d’abord la mer. C’est de la mer qu’on vient, mais on s’est perdu en chemin. La mer qui nous fait la faveur de nous laisser de quoi marcher. La mère qui nous file de quoi bouffer. On ne s’en rend pas vraiment compte sur le continent. Moi-même j’ai eu tendance à l’oublier. Mais la Terre, c’est d’abord la mer, c’est d’abord de la mer. Comme le corps. D’abord du fluide, du liquide, et qui émergent, comme ça, des organes comme des îlots, pis des os comme de la croûte tectonique, un amas de ligaments, des ponts. 

Mais dans la mer intérieure qui habite mon corps-planète, il y a des choses que je n’explique pas. Des climats de cœur. Des ressentis. Des idées. Où vit mon esprit dans cet amas de liquides contenus, de chair et d’os? Dans la société dystopique de mon corps, quelle place ont choisi mes croyances, de quel territoire suis-je vraiment partie?   

Chapitre 7:

Aux confins abruptes de ton sourire 

Mamie est morte. Agnès est morte. Mes papis aussi. Mamie Suzanne idem. Et d’autres, d’autres chapitres familiaux, évaporés eux aussi. Des fois je pleure. Leurs vies s’effacent, qui n’ont pas été consignées. J’avais pourtant promis de le faire, retracer Oran, Tunis, retracer les sous et la pauvreté, les chemins empruntés. Ces vies résilientes, parfois heureuses, parfois non. Eux, les miens, ces gens, cartes humaines aux itinéraires faits de cicatrices que je porte tatouée sur le cœur, entre nos continents de vie et de mort. On vit entre les rives. Ils ne sont pas tous morts où ils sont nés. Mais les étoiles étaient les mêmes. On vit sous le même ciel.

Et puis il y a ce sourire calme, chaleureux, intemporel, permanent, inhumain. Il y a ce sourire qui crie sans rien dire que tout passe, les malheurs comme les humains que nous portons en nous cette impermanence de la vie, cette fatalité de la mort. J’égrène les perles de mon mala en te regardant. Ton sourire est impassible, imperturbable, durable. La vie est une île flottante dans un espace-temps qu’on ne maîtrise pas, un peu comme la crème anglaise végane. Même Einstein n’a pas réussi à le cartographier. Alors je suis entrée sur mon île comme on entre au couvent, pieusement et à la recherche d’une vérité.

 

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Chapitre 8:

« Et si le luxe, c’était l’espace? » 

J’emprunte ce slogan à Renault, entendu quand j’étais gamine pour un monospace. N’empêche, c’est d’actualité. Je regarde vers la mer, je ne vois rien de la population mondiale confinée, juste un horizon. « Et si le luxe, c’était l’espace? ». 

Je me rappelle le confinement, la maison, tout le monde dans le bungalow en banlieue de Montréal, un mini jardin, se rappeler que d’autres vivent en appartement, « Et si le luxe, c’était l’espace? ». L’Gros luxe à part de ça. 

Je crois que j’étais arrivée à la fin d’un cahier. L’île, c’est un nouveau cahier. Nouvelles pages, nouvelle couverture, nouvelle ère. « Et si le luxe, c’était l’espace?». J’ai de la place pour me réinventer. Pour écrire, pour remonter le temps et les archives, pour préparer les prochaines enquêtes. En devenant insulaire, je me suis acheté de l’espace. 

Chapitre 9:

Nous sommes des archipels 

Nous sommes des archipels de vies, de rêves, de nos aïeux. Nous sommes des archipels, nous valons tous la peine. Nous sommes des archipels, les perles d’un mala de prière, nous sommes matière à pétrir, à chanter, nous sommes porteurs d’espoir. Nous sommes ensemble uniques et liés. Nous sommes tous dans le même bateau dans ce siècle à la dérive. Nous sommes notre seul équipage, et gardiens de phare, nous sommes notre quai, nos amarres, notre seul espoir. Nous sommes des archipels archipeuplés architexturés archivés. 

Je dédie mes prochains mois ici à des rencontres, des lectures, du temps perdu et des moments d’apprivoisement. J’irai consigner, botaniste, ethnocurieuse et trait d’union les noms des gens d’ici et ce qui leur importe. J’irai faire le tour de la question et de la plus petite province canadienne, j’irai voir ailleurs si j’y suis et je rapporterai ça ici. Chaque récit sera comme une petite pierre poussée sur mon chemin pour m’y retrouver un de ces 4 matins. La suite mes amis, la suite s’en vient. L’insularité gagne du terrain. 

juin 12, 2021 — Hélène Lebon

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